Les 18 minutes perdues de Warner
Etrange cas de narcolepsie à Hollywood. L’édition européenne du « Grand sommeil » ne présente pas le montage original du chef-d’oeuvre d’Howard Hawks, tandis que le DVD Z1 offre les deux versions ! Lisez les détails sordides de l’histoire
Bob Rosen et Robert Gitt sont les aventuriers de l’arche perdue du Septième Art.
Leur travail : la restauration des grands et moins grands classiques du cinéma.
C’est l’un des programmes-vedette
de la mythique UCLA, qui a sauvé de l’oubli 300 films, et qui bénéficie du support
financier de certains grands nom du cinéma (dont Jodie Foster).
En 1996, lors du 8ème « Film Festival of Preservation », Rosen et Gitt ont un vrai
bijou à montrer : le montage original du Le Grand sommeil, tel qu’Howard
Hawks et Raymond Chandler l’avaient imaginé, avant que Warner ne s’emmêle les
pinceaux (ou plutôt les ciseaux). Un chef-d’oeuvre avec 18 minutes inédites que
personne n’avait vu - hormis le personnel du Studio.
Personne… sauf les G.I. américains ! Les Studios comme Warner avaient
l’habitude de tirer des copies en 16 mm de leurs films, destinées aux troupes
en Europe et dans le Pacifique pendant la 2ème guerre mondiale et après le
conflit. Le Grand sommeil, tourné en 1944, faisait partie de ces lots.
Quelques projections eurent lieu en novembre 1945, avant que l’ordre tombe de
Jack Warner himself : toutes les copies de Le Grand sommeil devaient
revenir précipitemment à Hollywood. Le film noir sortit en septembre 1946, dans
une version complètement remaniée.
Que s’était-il passé ? Dans une lettre de Raymond Chandler, conservée dans les
archives de l’UCLA (et republiée en partie dans « Libération » du 10 août 1996),
le romancier estime que le Studio avait altéré Le Grand sommeil, pour
protéger le star-status de Lauren Bacall : « La première partie (du film) est
bien, mais comme les gens de Warner se sont aperçus que leur très chère et
précieuse Miss Bacall jouait comme une patate comparée à Martha Vickers, ils
se sont arrangés pour éliminer Vickers de la seconde partie, ce qui fait qu’on
comprend l’intrigue encore moins qu’avant », écrit Chandler.
Les propos de Chandler ne sont sans doute qu’une partie de la vérité. Le Studio
tenait à protéger le couple Bogey-Bacall à l’écran et dans la vie, et il fit
retourner plusieurs minutes du film pour modifier le récit. L’érotisme
sous-jacent du Le Grand sommeil faisait aussi partie des préoccupations du
Studio : les « boys » revenaient à la maison après la guerre, et le Septième Art
se devait de montrer des images plus rassurantes.
Retour au présent. La version « conventionnelle » du Le Grand sommeil fait
114 minutes, tandis que le montage original du 1945 - avec les 18 minutes
inédites - dure 116 minutes (la différence de minutage s’explique par la
présence des séquences supplémentaires dans la version « connue »). La Warner
Home Vidéo nord-américaine a sorti récemment un DVD d’anthologie, qui contient
les 2 versions sur les deux faces du disque. De plus, ce disque offre un lot de
documentaires et suppléments, qui permettent aux spectateurs d’analyser les
différences entre les deux versions.
A l’inverse, les européens, sud-africains et les australiens ne sont pas jugés
dignes de bénéficier des 2 versions du chef-d’oeuvre d’Howard Hawks. Le DVD
Zone 2 (en fait, Z2+Z4) sorti le 5 juillet dernier, est terriblement… vide !
Le disque ne contient que l’édition 1946 du film, une maigre bande-annonce, et
c’est tout ! Le montage original et tous les bonus du Z1 ont été zappés sans la
moindre pitié !
Que s’est-il passé ? Hélas, cette triste partie de l’histoire n’a pas encore été
écrite…