Réalisé par Wang Xiaoshuai
Avec
Cui Lin, Li Bin et Zhou Xun
Édité par One Plus One
Le Voleur de bicyclette, voilà la première chose qui
vienne à l’esprit. Comme un héritage surgi du passé et dont
la grandeur hante de temps à autres les oeuvres
contemporaines. S’agit-il pour autant d’un plagiat ?
Peut-être. Mais il est avant tout question de respect.
Honorer la mémoire d’un chef d’oeuvre, c’est le faire revivre
dans quantités d’oeuvres pour fuir l’oubli qui accompagne
inexorablement la fuite en avant du temps. De Sica survit à
travers les âges, emplissant « Beijing Bicycle » de son
irréductible talent.
53 ans séparent les deux films et pourtant, la fable
métaphorique n’a pas pris une ride. Sans doute parce que
l’actualité l’y aide. Le sablier du temps a beau s’écouler,
le refus du changement, la montée des inégalités ou encore la
difficulté de l’existence persiste à régir le monde. Ce monde
qui glorifie les riches, exploite les pauvres et cultive la
lutte des classes avec un certain talent. Ce monde qu’une
poignée de cinéastes (taxés de sociaux) fustigent à coups de
scénettes pamphlétaires, de documentaires satiriques et de
brûlots cinématographiques.
Xiaoshuai Wang est de ces cinéastes comme l’est Ken Loach et
l’était De Sica. Notoirement désabusé, il porte un regard
amer sur cette société chinoise qui se lance à corps perdu
dans une course à la modernisation poussée en cela par
l’économie de marché, la gadgétisation et l’influence venue
d’Occident. Les jonques font places aux bateaux de plaisance,
les maisons à des tours infernales, les temples à des
supermarchés que des citoyens mutés en consommateurs vénèrent
et révèrent. Après le Japon, c’est au tour de la Chine
d’avoir honte de ce qu’elle était, de ses racines, de ses
traditions, des ses ancêtres et de tout enfouir sous un
amoncellement de modernisme déshumanisant.
Au coeur de cette nouvelle (r)évolution, les parvenus, riches
de biens matériels mais pauvres de sentiments bienveillants.
Ils sont les promoteurs d’un Avenir radieux qui délaisse le
plus grand nombre pour ne se concentrer que sur une poignée
d’élus. Le reste a le droit de les admirer en observateurs
silencieux. Rendre le rêve accessible, faire croire à cette
quête du bonheur, la machine est fort bien huilée. Elle
fonctionne à plein régime depuis la nuit des temps. Les Temps
modernes n’ont fait qu’accélérer le mouvement. Chaplin
l’évoque, De Sica métaphorise et Wang le rappelle avec
nostalgie, pudeur et raffinement.
Ce qui fait de « Beijing Bicycle » une oeuvre de coeur. Wang
utilise son précieux matériau avec infiniment de précautions.
D’abord, il le confie à de jeunes et admirables talents
d’ailleurs récompensés et qui méritaient 100 fois de l’être
tant leur jeunesse s’efface derrière la surprenante maturité
et leur immense subtilité. Demeurer immobile à cet âge et
faire passer par la voix du non-dit tant d’émotions et de
sentiments force l’admiration. Un simple échange fût-il
furtif de regards et le spectateur comprend toute la
complexité du lien qui les unit et les désunit tout à la
fois. 1 bicyclette pour 2 vies, unique véhicule de ces 2
existences.
Collision et affrontement sont fatals tout comme solidarité
et amitié si tous les 2 veulent avancer. 53 ans après, la
métaphore est toujours aussi vivace. la Chine en est
l’exemple vivant. Qui mieux qu’elle donne toute son
importance symbolique au vélo ? Il est, dans cette
partie du monde, le mode de déplacement par excellence et
symbolise encore aujourd’hui ce trait d’union entre riches et
pauvres, parents et enfants, provinciaux et urbains. Tout le
monde en Chine possède un vélo ! Que ce soit pour des
raisons professionnelles ou extra professionnelles. Qui mieux
qu’un réalisateur chinois pouvait comprendre la fable
douloureuse signée De Sica et lui donner autant
d’ampleur ?
Il est en Chine plus que partout ailleurs cet élément
d’intégration qui efface les disparités. Sans lui, Guo
n’aurait jamais rencontré Jian et Jian n’aurait jamais
regardé Guo. Tous deux ne se seraient jamais télescopés,
disputés, arrachés cet instrument suprême et ostentatoire
d’une condition sociale. Pour l’un, il lui sera nécessaire
pour travailler et ainsi subsister. Pour l’autre, il lui sera
essentiel pour exister aux yeux de son père, de ses amis et
de celles qu’il aime. Dans les deux cas, le vélo sert de
catalyseur pour exister parmi les 1,5 milliards d’individus
que comptent officieusement la Chine.
D’abord volée, puis vendue, puis à nouveau reprise pour être
sauvagement récupérée, la bicyclette est le personnage
central de ce road movie à travers les rue et les ruelles du
Pékin contemporain. Du moins Xiaoshuai filme l’objet comme
tel avec sa plastique, son esthétique mais aussi ses doutes,
ses incartades et ses blessures. Filmer avant tout le héros
(le vélo) puis s’intéresser à ceux qui se le disputent. Deux
antagonistes dont les aspirations contraires vont brimbaler
le véhicule, le carburant…en un mot le moyen pour arriver à
leurs fins. Pudeur des images, retenu des sentiments. Le
cinéaste filme les chevilles des femmes, travellings
respectueux sur l’anatomie de celles que la tradition honore.
Jamais il ne les dénudera !
Mais Xiaoshuai dénude à souhait cette bicyclette, la traînant
dans la boue, dévoilant ses dessous avec force rage et
perversion. Héroïne malheureuse soumise aux fantasmes de
héros à la sexualité refoulée, elle subit les furieux assauts
de ces deux amants jaloux, prêts à toutes les bassesses pour
s’approprier la belle. Inserts ou très gros plans, selon si
l’on personnifie cette bicyclette ou pas, exhibe son
infortune sous toutes les coutures. Objet malgré elle d’un
désir fougueux, d’une rivalité qui mène jusqu’au meurtre et à
la mort.
Xioshuai capte ainsi l’essence de ce qui fait la grandeur du
Le Voleur de bicyclette. Bien loin d’accomplir un
remake, le cinéaste choisit de plonger avec finesse mais
détermination au coeur de la métaphore. Ce faisant, il en
accentue la portée philosophique pour la réadapter aux enjeux
de l’actualité sociale. En changeant la lettre, le cinéaste
garde ainsi l’esprit. « Beijing Bicycle » n’aurait pu être
qu’une curiosité. Au lieu de cela, Xiaoshuai fait de son film
une oeuvre indélébile tant par sa force d’évocation que par
la puissance de son métaphorique développement. Le terme de
grand film voire même de chef d’oeuvre convient ici
parfaitement.
Edition simple sans être simpliste à l’image de la beauté
plastique et philosophique de l’oeuvre. L’éditeur a cherché à
satisfaire le dévédéphile dans tous les sens du terme. Malgré
le manque de moyens évident (documentaires improvisés,
absence d’un vrai making of, absence de matériel
promotionnel…) les quelques suppléments respirent l’effort
et agrémentent de manière appréciable l’édition DVD.
Le Packaging est, lui, plus douteux ! L’utilisation de
couleurs pâles sans contrastes ni nuances rend les visuels
fades et insipides. Rien dans ce packaging ne met en avant la
richesse visuelle et narrative de « Beijing Bicycle », si ce
n’est l’étalage des récompenses. Que dire de l’affiche ?
Qu’elle semble à mille lieues de ce que l’on vient de voir.
Peut-être aurait-il été judicieux de s’inspirer de celle du
Le Voleur de bicyclette afin de montrer qu’on tient ici
une oeuvre forte et non une pâle bluette sur la joie de vivre
d’un adolescent ?
L’introduction des deux galettes dans le lecteur change heureusement
de rythme avec pour le 1er DVD animations et extraits du films
qu’accompagne l’enveloppante et vibrante musique de Wang Feng.
Chaque menu est signalé par une magnifique transition
suivie d’un morphing du plus bel effet. Le 2nd DVD, lui, nous
gratifie de la musique provocante du court-métrage « 22 Yuan » de
Du Jie, juste pour nous mettre à notre aise et nous préparer à
une belle petite séance d’anticonformisme. Quant au transfert,
il est le point fort du DVD…bref, l’éditeur signe avec le double DVD de
« Beijing Bicycle » une édition sérieuse et talentueuse. On ne
peut que souhaiter qu’il en soit de même pour les autres
titres de sa collection ambitieusement nommée « Ciné Talents »
.
1er DVD :
Même si l’ensemble manque d’ampleur et de moyens, on retiendra
avant tout l’effort visible que l’éditeur a fourni.
S’abstenant de nous gaver d’éléments commerciaux, One Plus
One est parvenu tant bien que mal à ficeler des suppléments
originaux. Bien évidemment, il manque quantités
d’informations ; la genèse du projet, les conditions
dans lesquelles le film a été tourné, l’interview du
réalisateur, des acteurs, les conditions de diffusion du
film, la liste est si longue qu’elle ne me permet pas ici
d’être exhaustif. L’éditeur aurait tout de même pu quérir
l’aide de quelques spécialistes aptes à commenter au moins
les conditions de tournage et de diffusion. Où est également
passé le documentaire lors de la présentation du film au
Festival de Berlin 2001 ? Les efforts consentis en
matière de suppléments sont tout de même un peu légers…
Comprendre le film (8’57 - VF)
Voilà un supplément original fort réjouissant. C’est le plat
de résistance de la section des bonus. Sur un commentaire
instructif et pertinent extrait d’un article du journal Le
Monde (datant du 25 avril 2001) commis par notre confrère
Jean-Michel Frodon, « Comprendre le film » revient sur une
scène charnière. Le vol de la bicyclette de Guo devant
l’Hôtel où il était censé porter une commission. Après avoir
rapidement décortiqué les principales influences dont se
nourrit le film, Frodon s’intéresse aux microcosmes présents
dans « Beijing Bicycle ». Que ces microcosmes fussent
nationaux, familiaux, amicaux ou groupusculaires, ils
convergent tous vers un seul et même centre d’intérêt pour
l’auteur : adopter un point de vue pessimiste et
hyperréaliste en refusant toute caricature manichéenne.
Frodon touche le coeur de l’oeuvre et signe de son style un
documentaire particulièrement intéressant.
Court-métrage « Neige de Chine » (6’57)
C’est le cadeau bonus fort appréciable de la part d’un
éditeur soucieux de faire plaisir. Le court-métrage présenté
est un film d’animation qui donne 100 coups de pieds au
Mulan de Walt Disney tant par son propos que par son
originalité figurative. Pas de personnages grotesques type
chiens, chats, souris ou dragonnet. Neige de Chine se
concentre sur la portée légendaire et ancestrale du mythe
plutôt que sur la débauche d’effets visuels accrocheurs. Une
vraie réussite à voir absolument !
Le Vélo, emblème de Pékin / les Filmographies
Deux bonus particulièrement ratés qui n’ont pas leur place
dans une édition haut de gamme. Leur immobilité, leur manque
d’intérêt et par-dessus tout leur manque d’interactivité en
font de pitoyables éléments servant à donner une impression
de profusion. « Le Vélo, emblème de Pékin » demeure trop
général pour susciter une quelconque attention. Quant aux
filmographies, ça se déroule sur une musique d’ambiance mais
ça ne concerne que 4 personnages et ça n’est pas franchement
très excitant.
Bande-annonce (1’24)
Livrée avec une très belle qualité de son et d’image, cette
bande-annonce est étonnante. D’abord parce qu’elle ne laisse
entendre aucune réplique. Ensuite parce qu’elle n’exhibe
aucun des thèmes forts traités par le film. Après l’affiche
qui ne révèle rien, la bande-annonce qui ne montre rien.
Difficile de ressentir quoi que ce soit après la vision d’une
bande-annonce aussi peu révélatrice. Si cette bande-annonce a
été diffusée dans les salles, on comprend mieux pourquoi le
film n’a pas marché…
2ème DVD :
Le 2ème DVD rectifie nettement le tir avec l’intervention de la
sinologue Luisa Prudentino, spécialiste ès cinéma chinois et auteur
du « Regard des Ombres » aux Edition Bleu de Chine. Sinophile d’origine
italienne, elle semble superviser pour l’éditeur cette collection de
talents cinématographiques venus de Chine et nous invite non seulement
à découvrir leur oeuvre mais aussi le parcours de ces artistes et leur
histoire. Sa très grande connaissance de la culture, de la technique et
de la situation sociale et politique nous est indispensable à mieux
cerner les conditions dans lesquelles « Beijing Bicycle » et plus généralement
les oeuvres indépendantes ont émergé. Il fait de cette édition DVD une
édition réellement collector. A ne contourner sous aucun prétexte.
L’interview de Luisa Prudentino (13’36 - VF)
Que l’on pourrait aisément rebaptiser interview d’un puit de science.
Clairement, posément avec beaucoup d’aisance et d’à propos, Luisa
Prudentino remonte l’histoire du cinéma chinois, après avoir exposé
les raisons de son coup de coeur pour le sinocinéma (en 1983, en Italie,
lors de la grande rétrospective des films chinois des années 30 et 40 :
l’Age d’Or). Puis, elle entreprend un éloge plutôt sobre du cinéma chinois
réaliste et néo-réaliste, sans doute son courant favori. Un à un, elle
décortiquera la signification des films de la collection « Ciné Talents »
en explicitant la genèse, les enjeux, les séquences et même dans quel
état d’esprit se trouvait leur auteur. On ne regrettera que deux choses.
La première est qu’elle n’ait pas eu un appui plus important de
l’illustration rendant interactif l’ensemble. Seuls les extraits de
certains films cités émaillent très (trop) sporadiquement l’interview.
La seconde est qu’elle n’ait pas eu un temps de parole beaucoup plus long.
A la manière de Martin Scorcese, nous aurions pu avec Luisa Prudentino
voyager dans les périodes du cinéma chinois. A quand cette perspective heureuse ???
La sélection de courts-métrages
Après une rapide présentation de chacun des courts-métrages par Luisa
Prudentino (6’12), vous aurez le loisir de savourer leurs styles et
leurs personnalités très différentes de l’un à l’autre. Seul point commun,
ils sont les pièces éparses d’un seul et même puzzle : Le cinéma indépendant
chinois. L’opportunité pour nous d’apprécier le visage protéiforme de cet
autre cinéma incroyablement riche et délicieusement audacieux. 5 courts-métrages
sont ici sélectionnés :
- « In Shanghaï » de Lou Ye (16’04 VOST) : le plus onirique
- « Génica » de Chen Zhiheng (12’01 VF) : le plus expérimental
- « Hot Summer » de Du Jie (8’36 VOST) : le plus stupéfiant
- « 22 Yuan » de Du Jie (5’19 VOST) : le plus irrévérencieux
- « Eleven » de Zhan Lu (14’42 VOST) : le plus merveilleux
Pour ressentir davantage le bénéfice de ces courts-métrages, il est
suggéré de regarder la présentation de Luisa Prudentino après les
courts-métrages. Ainsi, il peut y avoir débat sur la signification et
même approfondissement de ce que Luisa Prudentino a pu en conclure.
Il faut reconnaître que 6’12 pour parler de 5 courts-métrages de ce
niveau, c’est un véritable défi. Un minimum de 30 minutes eût été
raisonnable compte tenu de la complexité et de la spécificité du
court-métrage chinois qui ne ressemble à aucun autre court-métrage.
L’image n’est pas que belle. Elle est exceptionnelle. Finement
piquée, remarquablement contrastée avec ce qu’il faut de
couleurs pour lui donner vie et chaleur, l’éditeur s’est
surpassé pour donner à « Beijing Bicycle » toutes ses chances
en DVD. Netteté et fluidité sont également au rendez-vous,
histoire de parachever l’ensemble et de réunir les conditions
optimales afin de pleinement restituer la mosaïque
d’ambiances uniques du film.
Les scènes de rues dans lesquelles les vélos se pressent
roues contre roues dans un ralenti oppressant prennent une
dimension onirique sous cette lumière à la fois claire et
poussiéreuse. Les séquences de poursuites dans les ruelles,
le clair obscur d’une nuit illuminée par les enseignes
publicitaires, la débauche de détails dans la description
luxueuse de l’Hôtel 5 étoiles, toutes ces ambiances sont
rendues avec le même souci de personnalisation en leur
offrant la compression et le transfert dont elles ont
besoin.
One Plus One réussit son édition DVD en ne se satisfaisant
pas de demi-teintes. L’éditeur prouve ici son respect et son
attachement aussi bien à l’oeuvre qu’à l’auteur. Sans éloge
surdimensionné, d’autres éditeurs ou apprentis éditeurs
feraient bien de très rapidement s’en inspirer !!!
Feng Wang signe avec « Beijing Bicycle » sa première
composition cinématographique. La maturité et la sensibilité
qu’il instille nous font croire à autre chose qu’une simple
chance du débutant. Wang engendre une partition musicale
organique proche de l’état physique et psychologique des deux
protagonistes. La musique s’anime lorsque les situations
s’enveniment et s’essouffle à mesure que la pression retombe.
Le thème est quant à lui envoûtant, résumant si parfaitement
toute l’horreur et la beauté de l’histoire.
Inutile de chercher autre chose que de la VO. Ce sera VO ou
VOST. Privilège du DVD oblige, vous aurez ce choix-là. En
revanche, Stéréo sinon rien. Dommage ! Le film méritait
au moins du Dolby Digital 5.1. L’éditeur, de ce côté-là, n’a
fait aucun effort. Comment profiter pleinement de la si
merveilleuse partition de Wang si le dévédéphile est privé du
seul encodage digne de le lui permettre. La Stéréo, c’est un
peu cours…et c’est aussi très loin du standard original
prévu pour le support. Espérons que le reste de la collection
bénéficie d’un bien meilleur traitement.
Néanmoins, vous pourrez apprécier l’honorable qualité de cet
encodage stéréo. Même si l’admettre est une vraie souffrance.
Ceux qui ont le matériel pour bénéficier d’un son simulé 3D
auront un poil plus de chance que les autres. Ils entendront
la partition de Wang faire miner de les envelopper. Mais il
ne faudra pas vous attendre à des miracles en espérant
obtenir les sensations d’un In the
Mood for Love (pour citer un autre succès chinois). La
Stéréo n’égalera jamais l’étendu des nuances du 5.1. A bon
entendeur…
Excellente projection à toutes et tous…cette bicyclette
pékinoise va vous emballer !!!