Réalisé par Jacques Rivette
Avec
Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon et Josée Destoop
Édité par Potemkine Films
Claire, comédienne, et Sébastien, metteur en scène, vivent ensemble. Claire s’apprête à jouer Hermione dans une mise en scène d’Andromaque de Racine que Sébastien et sa troupe répètent, sous l’oeil d’un réalisateur de télévision qui filme leur travail. Lors d’une répétition où elle peine à dire son texte, la jeune femme quitte brusquement le théâtre. Sébastien la remplace, au pied levé, par Marta, son ancienne femme. Alors, tandis qu’au théâtre les répétitions avancent, Claire, seule dans son appartement, s’enfonce dans la tristesse.
L’Amour fou, le troisième long métrage de Jacques Rivette après Paris nous appartient et Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, tourné en cinq semaines pendant l’été 1967, est sorti en janvier 1969. Il était entré dans l’univers du cinéma comme critique aux Cahiers du cinéma dont il devint le rédacteur en chef en 1963.
L’Amour fou, révélateur de la passion de Rivette pour le théâtre, est un regard sur l’élaboration de la mise en scène d’une pièce, exercice auquel il se livrera, pour la création d’un tableau, avec La Belle Noiseuse. Le triangle amoureux formé par Claire, Sébastien et Marta, est l’image, vue dans un miroir, de celui, formé dans la pièce de Racine, par Hermione, Pyrrhus et Andromaque.
L’histoire de l’amour impossible entre Claire et Sébastien conduisant à une folie régressive et destructrice, rejoue celle de la relation instable entre le réalisateur et Marilù Parolini, coscénariste du film. Mise en scène par Jacques Rivette et filmée en 35 mm par Alain Levent, elle se mêle à un documentaire, la captation des répétitions d’Andromaque pour la télévision par André S. Labarthe, créateur du programme télévisé Cinéastes de notre temps, filmée par Étienne Becker avec une caméra 16 mm.
En réalisant L’Amour fou, Jacques Rivette cède à « l’envie de tourner d’une autre façon, sans scénario complètement écrit, mais avec un canevas assez élaboré ». Il a choisi de laisser aux acteurs une marge d’improvisation et au cinéphile une part de liberté d’interprétation, à l’opposé des « grosses machines (…) comme Rain Man et Le Cercle des poètes disparus (…) où le spectateur est comme un rat dans un labyrinthe expérimental. (…) Un film est là pour poser des questions, pas pour donner des réponses », ajoute-t-il.
L’Amour fou, un tournant décisif dans la conception du cinéma par Jacques Rivette, influencera la Nouvelle vague, particulièrement Jean Eustache en 1973 pour La Maman et la putain (à nouveau disponible dans le remarquable Coffret Jean Eustache). Jacques Rivette, en 1971, poussera l’expérimentation de L’Amour fou à ses limites avec OUT 1, une improvisation totale, sans scénario, d’une durée de 12 heures, dont l’échec l’affectera profondément.
L’Amour fou est fortement soutenu par le talent et la complicité de Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier qui deviendra l’actrice majeure de l’oeuvre de Rivette. Il faut également souligner, en contrepoint du rythme et de la musicalité des vers de Racine, l’étonnante originalité de la bande-son, devant à l’inventivité de la composition originale « japonisante », dominée par les percussions, de Jean-Claude Eloy que Rivette, amateur averti de la musique contemporaine, avait appelé pour Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, ainsi qu’à un traitement surréaliste des bruits d’ambiance, tels un déplacement de chaise, un clap, un papier qu’on froisse… amplifiés au point de dominer les dialogues, ou délibérément incongrus, tel le bruit de vagues se brisant sur un rivage ou le rugissement d’un avion s’imposant soudain dans le silence de l’appartement parisien… Un procédé que Rivette réutilisera dans d’autres films.
Après ARTE qui a sorti dès 2002 les premières éditions DVD des films de Jacques Rivette, Potemkine Films a pris le relais en proposant, en haute définition, une douzaine de ses films dans des éditions riches en suppléments, dont L’Amour fou, encore inédit sur disque optique. Avec la sortie par Carlotta Films de quatre autres films, dont l’imposant Out 1, nos catalogues offrent aux cinéphiles tout pour découvrir la filmographie d’un cinéaste à part.
L’Amour fou, dont le négatif ayant été détruit en 1973 par l’incendie du laboratoire GTC, nous revient après une restauration opérée par le laboratoire Hiventy à partir de sources diverses : un marron et un contretype incomplets et le négatif sauvegardé des rushes 16 mm.
L’Amour fou (255 minutes, en deux parties de 131 et 124 minutes) et ses généreux suppléments (242 minutes) sont supportés par deux Blu-ray BD-50 logés dans un Digipack.
Le film est proposé au format audio DTS-HD Master Audio 2.0 mono.
Piste d’audiodescription DTS-HD Master Audio 2.0.
Sous-titres pour malentendants.
Une édition DVD est disponible, avec le même contenu sur trois disques.
Sur le Blu-ray 1 :
Le cinéma en jeu : L’Amour fou de Jacques Rivette revisité (Robert Fischer, 2024, 94’). Enrichi de longs entretiens avec Rivette enregistrés en 1972 et 1990, un recueil des vues de Pascal Bonitzer, de Sylvie Pierre des Cahiers du cinéma, d’Antoine de Baecque et de Jean-Pierre Kalfon. Pour Pascal Bonitzer, L’Amour fou est « peut-être le plus grand film de Rivette (…) le plus radical des réalisateurs de la Nouvelle vague ». Tous, pour expliquer l’expérience d’un « système de liberté » tentée avec L’Amour fou, soulignent l’influence de Jean Renoir, pour qui la vie était plus importante que la narration. Rivette avait longuement interrogé l’auteur de La Règle du jeu en réalisant en 1967 les trois volets de la saga Jean Renoir le patron pour la collection Cinéastes de notre temps. « Nourri de cinéma », Rivette citait parfois d’autres cinéastes dans ces films : Antoine de Baecque nous en donne une belle démonstration avec le visionnage en parallèle d’une scène de L’Amour fou et du film d’Alfred Hitchcock Les Amants du Capricorne (Under Capricorn). Après l’échec de Out 1, Rivette renouera avec un scénario, mais écrit au cours du tournage…
Sur le Blu-ray 2 :
L’Amour fou vu par Pacôme Thiellement (2024, 62’). L’essayiste voit L’Amour fou comme « un vrai premier film (…), un regard sur le travail créatif » et souligne ses points communs avec La Belle noiseuse, deux regards sur la naissance de l’art et l’émancipation féminine. Il cherche le sens à donner aux apparitions furtives de Jacques Rivette dans quatre de ses films, rappelle l’importance accordée par Rivette à la musique, l’implication des acteurs dans « l’écriture » de ses films, le « rapport au temps » influencé par Jean Renoir et Jean Rouch. L’Amour fou est emblématique du « risque fou » pris par Rivette. C’est « sur le fil du rasoir que tout le cinéma hors du commun de Rivette va danser ». Un entretien révélateur d’une profonde connaissance de la filmographie de Jacques Rivette, avec aussi de longues digressions sur les Beatles et l’oeuvre d’André Breton.
La restauration du film (2024, 26’). Antoine Guillot, critique et producteur de Plan Large sur France Culture, interroge Caroline Champetier, directrice de la photographie (notamment de cinq films de Jacques Rivette), et Audrey Birrien, INA, ex-responsable de la restauration chez Hiventy Classics. La restauration de L’Amour fou fut une « reconstruction », à partir de plusieurs éléments dupliqués récupérés dans une centaine de boîtes, guidée par un contretype que Rivette avait reconstitué à la suite de la disparition du négatif. Après un visionnage du scan de tous les éléments pendant six mois a commencé une restauration visant à assurer la cohérence de l’image par « la continuité du noir ». La restauration du son a été moins problématique, le négatif son ayant échappé à l’incendie.
Entretien avec Hélène Frappat (2023, 30’), autrice de Jacques Rivette, secret compris et de Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, est interrogée par Nicolas Billon. Du documentaire Jean Renoir le patron, une « conversation » avec le cinéaste, lui est venue l’idée de la forme de L’Amour fou, l’enregistrement des échanges entre les personnages. Le thème de l’amour impossible et le dispositif rappellent Voyage en Italie (Viaggio in Italia) réalisé en 1953 par Roberto Rossellini. La tragédie passe de la scène du théâtre au domicile conjugal : la dénégation de Sébastien et la mythomanie de Claire déclenchent un « processus impitoyable de déshumanisation (…). Le couple, progressivement coupé du langage (…) entame une lente descente aux enfers ». On peut aussi déceler dans l’oeuvre une contestation du travail de mise en scène.
Histoires de titres : L’Amour fou (20’). Claude Ventura et Michel Boujut, auteurs et producteurs de la série documentaire Cinéma cinémas sur Antenne 2, interrogent Jacques Rivette sur l’origine des titres de ses films. Un des premiers, Le Coup du berger, a été trouvé par Claude Chabrol, coscénariste, producteur du film et joueur d’échecs ; Paris nous appartient par l’acteur pressenti pour le premier rôle… Il rappelle les raisons du choix des titres de Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, L’Amour fou, Out 1, Céline et Julie vont en bateau, Noroît, Merry-Go-Round, celui qu’il aime le moins, Le Pont du Nord, celui qu’il préfère, et La Bande des quatre. Il n’a pas voulu révéler le titre de son prochain film qui sera La Belle noiseuse.
L’image, au ratio d’origine 1.85:1, encodée au standard 1080p, AVC, a été débarrassée de presque toutes les marques de dégradation de la pellicule à l’exception de quelques rares taches et lignes verticales. Si elle n’offre qu’une assez faible définition et laisse apparaître un grain irrégulier, parfois assez grossier, aucun blâme ne doit être infligé au travail de restauration, opéré à partir de sources de deuxième ou troisième génération pour les prises en 35 mm et d’un négatif 16 mm vieux de près de 60 ans. L’équipe a réussi, sans jouer les apprentis sorciers avec le risque de dénaturer l’oeuvre, à redonner au film une appréciable homogénéité par un excellent étalonnage.
Le son DTS-HD Master Audio 2.0 mono, récupéré sur le négatif son 35 mm qui avait échappé à l’incendie, bien nettoyé lui aussi, avec un souffle occasionnel toujours assez discret, bénéficie d’une étonnante dynamique qui met en valeur les jeux du réalisateur avec le son et la partition originale de Jean-Claude Eloy, dominée par les percussions.
Crédits images : © Cocinor, Les Films Marceau, Sogexportfilm