Réalisé par Manoel de Oliveira
Avec
Leonor Silveira, Cécile Sanz de Alba et Luis Miguel Cintra
Édité par Capricci
C’est l’histoire d’Ema, une femme d’une beauté troublante. Pour Carlos, son mari, qu’elle a épousé sans amour, « un visage comme le sien peut justifier la vie d’un homme ». Son goût du luxe, les illusions qu’elle se fait de la vie, le désir qu’elle inspire aux hommes, lui valent le surnom de « la petite Bovary »…
Val Abraham (Vale Abraão), sorti en 1993, est le quatorzième des 34 longs métrages de Manoel de Oliveira. Né du désir d’une adaptation de Madame Bovary que Claude Chabrol s’apprêtait à réaliser, il commanda à la romancière Agustina Bessa-Luís, dont il avait, avec Francisca, mis en images en 1991 le roman Fanny Owen, de transposer le roman de Gustave Flaubert du XIXe au XXe siècle, de la Normandie au Portugal.
Tourné sur les rives du fleuve Douro, tantôt enserré entre des falaises escarpées, tantôt bordé par les courbes adoucies de collines rayées de vignobles en terrasses, Val Abraham suit l’énigmatique Ema, nous fait rencontrer les personnages qui l’entourent, sa mère, les domestiques, ou ceux qui croisent son chemin, comme Carlos, qu’elle épousera, ou d’autres hommes, dont certains seront ses amants.
Dans tous les plans, la caméra reste fixe, y compris dans les quelques travellings où elle reste toujours posée au même endroit sur des supports en déplacement, train, voiture, bateau, un chariot dans deux travellings arrière… Seul le plan final fait exception à cette règle du cinéma de Manoel Oliveira qui privilégie l’esthétique des cadres, dans lesquels objets et personnages composent un tableau, et la poésie des dialogues et, dans Val Abraham, des commentaires du narrateur, auquel Mário Barroso, le chef-opérateur du film, prête sa voix.
Sorti en 1993, à Cannes et dans nos salles, dans un montage de 3h07, Val Abraham nous est ici proposé dans le montage de 3h23 voulu par le réalisateur en 1998, bien que la version « courte » soit vue par beaucoup comme supérieure.
La voix du narrateur, la photographie de Mário Barroso qui fut le chef-opérateur de six autres films de Manoel de Olivera, la poésie des textes, les décors, les costumes, les paysages… tout concourt au charme envoûtant de Val Abraham.
Ema adolescente est interprétée par Cécile Sanz de Alba, dans la première partie du film, puis, à partir de son mariage, par Leonor Silveira qui fut, depuis sa première apparition sur les écrans, dans Les Cannibales (Os Canibais) en 1988, une sorte de muse de Manoel de Oliveira qui l’employa dans vingt-cinq de ses films. Le fait que les actrices ne se ressemblent pas et que leur différence d’âge soit manifestement faible, épaissit le voile de mystère dans lequel le réalisateur enveloppe son personnage. Le second rôle, celui de Carlos, est tenu par une autre figure du cinéma portugais, un autre familier de l’univers de Manoel de Oliveira, Luís Miguel Cintra.
La réédition de Val Abraham est la bienvenue, sa dernière sortie en vidéo en France remontant à 2002, sur un DVD sorti par ARTE Éditions, depuis longtemps épuisé. Capricci nous le propose, cette fois en haute définition, après une restauration opérée en 2016 à partir du scan 4K du négatif image 35 mm et du négatif son, conservés par la Cinemateca Portuguesa. L’étalonnage et la restauration du son ont été révisés en 2023.
Voilà donc un film important du maître portugais enfin disponible, dans une édition enrichie de bonus exclusifs de qualité. D’autres de ses films, pourtant coproduits par la France, sont encore absents de nos catalogues, jamais édités ou épuisés, tels Les Cannibales (Os Canibais, 1988) La Lettre (A Carta, 1999), Amour de perdition (Amor de perdição, 1979), Le Principe de l’incertitude (O Princípio da incerteza, 2002), Belle toujours (2006), Singularités d’une jeune fille blonde (Singularidades de uma rapariga loura, 2009)…
Val Abraham (203 minutes) est supporté par un Blu-ray BD-50, les bonus (135 minutes) par un DVD-9. Les deux disques sont logés dans un Digipack à quatre volets découvrant, une fois déplié, un panorama de la vallée du Douro.
Le film est proposé dans sa langue, le portugais, avec sous-titres optionnels, au format audio Dolby TrueHD 2.0 stéréo.
Une édition DVD est disponible avec le même contenu.
Rencontre avec l’actrice Leonor Silveira (15’). Invitée à la Quinzaine des réalisateurs de 2023 pour le trentième anniversaire du film, elle rappelle sa rencontre avec Manoel de Oliveira, alors qu’elle était encore au lycée, en 1988, à l’occasion du casting de Os Canibais. Donnant peu d’indications sur les émotions des personnages, le réalisateur préfère capter celles des acteurs, mais est très précis sur la position et les déplacements des personnages et exigeant sur le respect des textes. Elle évoque le tournage de Val Abraham, long de 4 mois et demi, la réception du film à Cannes, son émotion à revoir le film après trente ans, l’héritage du cinéma de Manoel de Oliveira au Portugal, le regard spécial de La Quinzaine sur le cinéma portugais…
Rencontre avec le producteur Paulo Branco (Capricci, 2024, 21’) Il avait organisé une projection à l’Action République de Amor de perdição: memórias de uma família (1978) qui n’avait pas été bien reçu au Portugal. Ce film, applaudi par la critique, fut le premier succès international d’un film portugais. Ce qui amena Oliveira à lui demander d’être le producteur de ses prochains films, Francisca, Le Soulier de satin et Val Abraham. La subvention gouvernementale à la production de Val Abraham ayant été annulée juste avant la date du tournage, il était essentiel, pour la suite de la carrière du réalisateur, que le film soit sélectionné à Cannes. Écarté de la sélection officielle par Gilles Jacob, il fut heureusement accepté par La Quinzaine des réalisateurs.
Rencontre avec la monteuse Valérie Loiseleux (Capricci, 2024, 30’). Elle a rencontré Manoel de Oliveira en 1991, après avoir été choisie par le producteur pour le montage de La Divine comédie (A Divina comédia), effectué sous l’étroite surveillance du réalisateur qui a toujours précisément en tête le découpage de ses films. Les textes du narrateur, dits par Mário Barroso, « une mélopée, un tuteur pour soutenir les images », furent, avec la musique, des guides pour le montage d’une impressionnante quantité de rushes (une bobine de 600 mètres pouvait ne contenir qu’un seul plan). Un premier montage de 4h50 a été réduit à 3h23, puis raccourci à 3h07 à la demande du producteur. Des « inserts paysages », forment une fascinante articulation entre les plans. Val Abraham, un film sur la séduction, est emblématique des mystères et des ambiguïtés d’un grand maître du cinéma.
Analyse du film par Hervé Aubron et Mathias Lavin (52’). Après avoir rappelé la genèse du film, ils soulignent sa gageure, avec deux personnages principaux « d’une formidable opacité (…) des effigies (…) des spectres » qui occupent l’écran pendant 3h20 sans qu’on ne sache rien de leurs motivations. La double représentation d’Ema peut faire penser à Cet obscur objet du désir. Val Abraham, avec son mélange de tragédie et de burlesque, ses ellipses, son brouillage du temps et de l’espace, est un des grands films du « cinéaste de la parole ».
Rencontre avec Jacques Parsi, conseiller littéraire (17’). Professeur détaché au Portugal dans le cadre de la coopération, cinéphile, il a rencontré à la fin du tournage d’Amor de Perdição Manoel de Oliveira qui lui a confié l’élaboration du sous-titrage en français. Ce fut le premier acte d’une longue collaboration, parfois informelle, à l’écriture de ses films. Le roman « labyrinthique » l’Agustina Bessa-Luís était d’autant plus difficile à adapter qu’il ne contenait que très peu de dialogues, qu’Oliveira a dû reconstituer en puisant dans le récit ou dans son imagination. Val Abraham est le film le plus emblématique de l’ascèse de la forme que s’imposait Oliveira et celui où « elle est le mieux intégrée au discours cinématographique ».
L’image, au ratio 1.66:1, encodée au standard 1080p, AVC, très propre, finement résolue, déploie des couleurs naturelles, soigneusement étalonnées. La restauration a préservé le grain du 35 mm qui manque un peu d’homogénéité.
Le son Dolby TrueHD 2.0 stéréo, très propre lui aussi, sans souffle, avec une bonne dynamique et une belle ouverture de la bande passante, mais une faible séparation des deux voies, restitue clairement les dialogues, dans un bon équilibre avec l’ambiance et l’accompagnement musical fait de pièces classiques au piano, dont la Sonate au clair de lune de Beethoven.
Crédits images : © Gémini Films, Madragoa Filmes, Light Night