Réalisé par Michael Powell
Avec
Karlheinz Böhm, Moira Shearer et Anna Massey
Édité par Studiocanal
Mark Lewis est metteur au point dans un studio de cinéma. À ses heures perdues, il prend des photographies de nus, vendues sous le manteau par un marchand de journaux. Le père de Mark, scientifique de renom, consacra sa vie à l’étude de la psychologie de la peur, utilisant son propre fils comme cobaye. Mark, aujourd’hui adulte, obsédé par la peur, filme l’angoisse femmes qu’il assassine…
Le Voyeur (Peeping Tom), sorti en 1960, est, après Luna de miel, une coproduction anglo-espagnole de 1959, le deuxième film que Michael Powell réalise après la rupture de son association avec Emeric Pressburger. Il met en images une idée originale et le scénario d’un certain Leo Marks, le seul de ceux qu’il a écrit dont on se souvient encore. Le réalisateur venait d’abandonner l’idée d’un biopic sur Sigmund Freud en apprenant le projet de John Huston.
Entré dans l’univers du cinéma en 1925, Michael Powell travailla avec le réalisateur américain Rex Ingram (1893-1950) qui venait de s’installer au studio de la Victorine à Nice puis réalisa plusieurs longs métrages, dont un des plus connus est L’Espion noir (The Black Spy, 1939). C’est après s’être s’associé à Emeric Pressburger, avec lequel il fonda en 1943 la société de production The Archers, qu’il écrivit, réalisa et produisit 24 films, dont des oeuvres majeures du cinéma britannique des années 40, tels Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp, 1943), A Canterbury Tale (1944), Une Question de vie ou de mort (A Matter of Life and Death, 1946), Le Narcisse noir (Black Narcissus, 1947), Les Chaussons rouges (The Red Shoes, 1948) et Les Contes d’Hoffmann (The Tales of Hoffmann, 1951). Le lent déclin de The Archers à partir du début des années 50 allait mettre fin à l’association des deux hommes en 1957.
Le Voyeur, bien accueilli en France où il sera encensé par Bertrand Tavernier dans une analyse approfondie parue en 1968 dans Midi-Minuit Fantastique, provoqua une levée de boucliers des critiques anglais, l’un allant jusqu’à écrire que « la meilleure chose à faire avec Peeping Tom serait de le jeter aux égouts, quand bien même sa puanteur resterait ». Ce fut l’arrêt de mort du film, bradé aux USA où il fut amputé d’une vingtaine de minutes, peu distribué et vite oublié.
Cet échec brisa aussi la carrière de Michael Powell au Royaume Uni et le contraint à s’exiler en Australie pour réaliser son prochain film, La Conquête du bout du monde (They’re a Weird Mob, 1966), un regard amusé et amusant sur l’Australian way of life.
Good night Daddy. Hold my hand!
Cette dernière réplique du film symbolise l’originalité de l’approche nuancée du genre de l’horreur choisie par Michael Powell. Il invite le spectateur à regarder avec une certaine empathie Mark Lewis dont la perversion, cette excitation morbide que lui procure le regard, n’étant autre que le résultat des mauvais traitements infligés son père pendant son enfance, dont toute la cruauté nous est progressivement révélée. C’est cette compassion qui a probablement choqué les critiques qui ont également pu se sentir égratignés pour leur complaisance envers le cinéma commercial que Powell n’a pas pu résister à caricaturer dans quelques scènes du film.
Ce n’est qu’une vingtaine d’années après sa sortie, mais du vivant du réalisateur, que Martin Scorsese projettera Le Voyeur au Festival du Film de New York et révélera l’inventivité de sa mise en scène, ses jeux audacieux avec la lumière et une palette de couleurs primaires très saturées, ses d’angles de prises de vues inattendus ouvrant des perspectives subjectives. Le film est une belle démonstration du talent de Michael Powell, assisté par deux experts, Otto Heller pour la photographie, avec près de 240 films, dont The Ladykillers (Tueurs de dames) (The Ladykillers, Alexander Mackendrick, 1955) et, pour la direction artistique, Arthur Lawson qui avait été oscarisé pour Les Chaussons rouges.
C’est Karlheinz Böhm, avec son visage lisse et l’étiquette encore fraîchement collée du séduisant prince Franz Joseph, futur Kaiser d’Autriche de la trilogie Sissi (1955-1957) que Powell a choisi pour le rôle-titre. Une figure romantique, rassurante, pour incarner un dangereux psychopathe, voilà une bonne idée ! Helen, la jeune femme attirée par Mark, c’est Anna Massey, à ses débuts devant la caméra, à 22 ans, après une courte expérience des planches ; elle refera, au long de 130 rôles, quelques retours vers l’horreur, notamment pour Le Caveau de la terreur (The Vault of Horror, Roy Ward Baker,1973). Dans le rôle d’une des victimes, Moira Shearer, la Victoria de Les Chaussons rouges que Powell réemploiera dans Les Contes d’Hoffmann. Et le garçon interprétant Mark Lewis jeune est Columba Powell, un des fils du réalisateur.
Tous les cinéastes ne sont-ils pas des voyeurs ? Et les cinéphiles ?…
Le Voyeur, comme tout grand film, a surmonté l’épreuve du temps. C’est, indiscutablement, le plus grand film sur le voyeurisme. Un filon à réexplorer pour revoir, ou découvrir, d’autres longs métrages qui comptent. Par exemple, Fenêtre sur cour (Rear Window, Alfred Hitchcock, 1954), L’Obsédé (The Collector, William Wyler, 1955), Body Double (Brian De Palma, 1984), Exotica (Atom Egoyan, 1994), deux films de Michael Haneke, Benny’s Video (1992) et La Pianiste (2001), etc., etc.
La France et le Royaume Uni ont reçu fin janvier cette première édition 4K UHD, complétée d’utiles bonus (quatre mois avant l’édition Criterion sortie aux USA en mai), après une remarquable restauration financée par The Film Foundation, BFI National Archive, en association avec Studiocanal et opérée, après scan 4K, par Cineric Inc. New York pour l’image, par BFI National Archive pour le son.
Le Voyeur (102 minutes) et ses généreux suppléments (152 minutes, sans compter le commentaire audio) tiennent sur un Blu-ray BD-100 4K UHD et un Blu-ray BD-50, logés dans un Digipack à trois volets, glissé dans un étui.
Le film est proposé dans sa langue originale, l’anglais, avec sous-titres optionnels, et dans un doublage en français et en allemand (l’un de 1960, l’autre de 2008) ; les quatre versions sont au format audio Linear PCM 2.0 mono.
Sous-titres pour malentendants et sous-titres allemands.
Un livret de 32 pages s’ouvre sur l’introduction de Martin Scorsese à « un film unique, d’une beauté étincelante ». Puis, dans Le spectateur et le voyeur, Jane Crowther, rédactrice en chef de Total Film, nous propose une fine analyse de Mark, observé à l’occasion de sa rencontre avec cinq femmes. Dans Un accueil douloureux, fortune et infortune du Voyeur, David Parkinson, critique et historien du cinéma, rappelle la genèse du film qu’il rapproche du Psychose de Hitchcock, le mauvais accueil de la critique, sa réhabilitation par Raymond Durgnat, Laura Mulvey et Martin Scorsese. Le livret se referme sur une reproduction du dossier de presse et d’affiches et une courte note sur la restauration.
Commentaire audio du professeur Ian Christie (anglais, sous-titré). La séquence de la séance d’ouverture, une allusion au cinéma-vérité, implique le spectateur dans le meurtre d’une prostituée de Soho… Ian Christie donne des informations sur les mentalités de l’Angleterre du début des années 60, sur l’équipe du film, les acteurs, l’inventivité de la mise en scène, des angles de prises de vue, des éclairages, des transitions, du montage. Il fournit les clés du film dans sa mise en abyme du cinéma… Le commentaire, bien structuré, manifestement préparé avec soin, accorde une grande place, un peu trop grande pourrait-on dire, à l’interprétation des réactions des personnages.
Le Voyeur par Sir Christopher Frayling (Visions of Voyeurism, inédit, 2023, Studiocanal Films Ltd., 28’). Peeping Tom va plus loin que deux grands films sur le voyeurisme, Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock et 8½ de Federico Fellini : il accuse le spectateur d’être un voyeur en l’invitant à regarder à travers l’objectif de Mark Lewis. Le public, que les vampires de la Hammer commençaient à lasser, fut choqué par le réalisme du film, par l’apparence charmeuse d’un monstre et par la présence de Pamela Green, alors connue pour poser dans des magazines soft porn. Peut-être la critique a-t-elle, de plus, été irritée par la satire explicite des films grand public de la Rank Organisation et des « sacro-saints » documentaires britanniques de l’époque qui bénéficiaient de sa complaisance. Refroidi, le producteur Anglo Amalgameted n’assura qu’une distribution sporadique du film, dont la réelle valeur ne commença à être reconnue qu’en 1965 par le critique Raymond Durgnat dans son essai sur Michael Powell publié dans le magazine Movie, puis avec le long article de Bertrand Tavernier dans Midi-Minuit Fantastique. Sa réhabilitation se poursuivit par l’écho que lui donna Laura Mulvey dans son analyse du voyeurisme au cinéma et, surtout, avec l’énorme retentissement de la projection organisée par Marton Scorsese au Festival du Film de New York.
L’héritage du Voyeur (inédit, 2023, Studiocanal Films Ltd., 37’). Rhianna Dhillon et Anna Bogutskaya, critiques de cinéma, se souviennent du choc causé par Le Voyeur après Les Chaussons rouges qu’elles avaient adoré, et de leur fascination pour le personnage principal complexe, effacé, timide et dangereux, dont le passé est habilement révélé par petites touches. Un personnage qu’elles rapprochent du Norman Bates de Psycho. Elles passent en revue les femmes « d’un des plus grands films d’horreur ».
La restauration du Voyeur (Restoring Peeping Tom, inédit, Studiocanal Films Ltd., 15’). Simon Lund, Seth Berkowitz et Daniel Devincent, techniciens de Cineric, évoquent les étapes de la restauration opérée à partir d’un scan 4K du négatif original en assez bon état : le nettoyage manuel et automatisé, la stabilisation, l’étalonnage d’après des éléments de référence et avec l’assistance de Thelma Schoonmaker, la veuve de Michael Powell. Avec le souci de ne pas altérer la texture organique, de rester fidèle aux intentions du réalisateur et de préserver « la qualité macabre du film ». Le son a, lui aussi, été restauré à partir des éléments d’origine.
L’oeil du spectateur, avec Ian Christie, historien du cinéma, Martin Scorsese, Karlheinz Böhm, Thelma Schoonmaker, Laura Mulvey et Columba Powell (The Eye of the Beholder, Canal+ Images UK Ltd., 2005, 19’). Michael Powell, un des plus célèbres réalisateurs britanniques des années 30 et 40, était entré dans l’univers du cinéma au milieu des années 20 à côté de Rex Ingram, avant de s’associer au réfugié hongrois Emeric Pressburger, coauteur des scénarios de ses films. Le Voyeur, selon Martin Scorsese, montre « les couleurs sombres et perverses que peut prendre l’art ». Il a influencé Brian De Palma, pour Blow Out, Francis Ford Coppola, pour One for the Heart, Roman Polanski, pour Repulsion.
Introduction de Martin Scorsese (2007, 2’). « Une expérience effrayante, mais aussi palpitante ! (…) Capter l’image de quelqu’un avec une caméra est un acte très fort (…) vu, dans certaines cultures comme le vol d’un morceau de son âme ». Personne n’a montré comme Michael Powell « comment la réalisation peut s’approcher de la folie ». Il en paiera le prix fort.
Interview de Thelma Schoonmaker (2007, 10’). Le Voyeur était pratiquement inconnu avant son exhumation par Martin Scorsese. Inconventionnel, Michael Powell a, dans un style très moderne, choisi une très différente approche du film d’horreur en faisant comprendre le comportement du « méchant » et ses « zones grises ». La cruauté des critiques est un risque auquel s’expose tout artiste d’avant-garde, ce qu’a pu constater Martin Scorsese, lui-même, avec Raging Bull et Casino.
Bande-annonce originale (2’27”).
Bande-annonce 2023 (1’03”).
L’image, réencodée au standard 2160p, 4K HEVC, HDR 10 et Dolby Vision, est proposée dans son ratio d’origine, 1.66:1. La restauration ne s’est pas limitée à faire disparaître toutes les marques de dégradation du négatif original et à assurer une parfaite stabilité. Elle a aussi, par comparaison avec le DVD de 2011, entraîné un gain de résolution spectaculaire, des couleurs plus saturées, celles voulues par le réalisateur, un meilleur équilibre des contrastes, avec plus de luminosité et des noirs plus denses, et un affinement de la palette des couleurs, autrefois enveloppée dans une dominante orangée. Le grain du 35 mm, très homogène, a été préservé.
Une restauration exemplaire !
Le son mono d’origine, tout aussi parfaitement nettoyé par le British Film Institute, réencodé au standard Linear PCM 2.0 mono, assure la clarté des dialogues, met en valeur, grâce à une bonne dynamique, le travail sur l’ambiance et délivre avec la finesse attendue la partition originale de Brian Easdale pour le piano
Le doublage en français, propre lui aussi, au même format, place un peu trop en avant les dialogues.
Crédits images : © Studiocanal