Théorème (1968) : le test complet du Blu-ray

Théorème, aujourd’hui reconnu comme un film majeur de Pier Paolo Pasolini, déclencha en Italie un torrent d’insultes et d’applaudissements.

Un télégramme annonce à Paolo, un industriel milanais, l’arrivée d’un visiteur inconnu. Le mystérieux étranger séduit l’un après l’autre tous les membres de la famille qui, à son contact, prennent conscience de désirs sexuels inassouvis, refoulés par l’éducation et les convenances bourgeoises…

Théorème (Teorema) est le dixième des longs métrages réalisés par Pier Paolo Pasolini, d’Accatone, sorti rn 1960 à Salò ou les 120 jours de Sodome en 1975. Ce dernier film sera interdit en Italie, mais sera distribué dans les salles françaises en mars 1976. Le réalisateur sera sauvagement assassiné à 53 ans sur la plage d’Ostie, le 2 novembre 1975, la veille de la première du film à Paris.

Tu as anéanti l’idée que je me faisais de moi-même

Théorème est une parabole que Pier Paolo Pasolini dessina dans un roman et dans le scénario du film, écrits parallèlement. L’arrivée du mystérieux visiteur, « un garçon d’essence divine » confiera Pasolini, libère chez chacun les désirs refoulés et démontre la fragilité d’un système moral qui ne tiendrait pas compte des besoins existentiels. « Perchè realizzare un’opera, quando è quasi bello sognarla soltanto? » (« Pourquoi réaliser une oeuvre quand il est aussi beau de la rêver ? ». Cette réplique du Le Décaméron, le premier volet de la Trilogie de la vie, souligne le regard distant que le réalisateur entend porter sur le réel, particulièrement dans Théorème.

Théorème, sélectionné en 1968 à Venise pour le Lion d’or, reçut le Prix de l’OCIC (Office catholique international du cinéma). Ce qui n’empêchera pas le parquet de Rome d’ordonner, le 13 septembre 1968, l’interdiction du film « pour obscénité et pour les différentes scènes de rapports charnels, dont certaines particulièrement lubriques et libidineuses, et pour les relations homosexuelles entre un hôte et un membre de la famille d’accueil ». Au cours d’un procès ouvert à Venise le 9 novembre 1968, le procureur requiert six mois de prison à l’encontre de Pasolini et du producteur Donato Leoni, ainsi que la destruction définitive du film. Mais le 23 novembre 1968, après seulement une heure de délibération, le tribunal de Venise prononce l’acquittement des deux accusés qu’il motive ainsi : « Théorème n’est nullement sexuel, il est essentiellement idéologique et mystique. Comme il s’agit essentiellement d’une oeuvre d’art, elle ne peut pas être obscène ».

Le procès fut une excellente publicité en Italie pour Théorème, le tout premier des films de Pasolini dont la recette dépassa le milliard de lires. Mais l’OCIC, à l’écoute des plus conformistes de ses membres, regretta publiquement la décision du jury, six mois après l’attribution du prix.

Théorème reste, près de soixante ans après sa sortie, un film important pour l’intérêt de son thème, l’originalité de son scénario, dans lequel l’énigmatique personnage principal (un archange ?) est mutique, pour la beauté épurée de la photographie de Giuseppe Ruzzolini qui avait déjà collaboré avec Pasolini pour L’Evangile selon St Matthieu (Il Vangelo secondo Matteo, 1964) et Oedipe Roi (Edipo Re, 1967).

Théorème réunit une remarquable distribution. Terence Stamp incarne aisément un autre personnage ambigu, après celui de Billy Budd (Peter Ustinov, 1962) et celui, inoubliable, de L’Obsédé (The Collector, William Wyler, 1965). À sa beauté, répond celle de Silvana Mangano, dévoilée au monde entier alors qu’elle n’avait que 18 ans par Riz amer (Riso amaro, Giuseppe De Santis, 1949, toujours en attente, en France, de la belle édition HD qu’il mérite). Il y a aussi Laura Betti (récompensée par la Coupe Volpi pour son interprétation de la servante) que Pasolini avait employée dans La Ricotta (1963) et dans oedipe Roi. Elle lui rendra un bel hommage en 2002 avec le documentaire Pier Paolo Pasolini et la raison d’un rêve, joint en bonus. On retrouve aussi Massimo Girotti qui put, dans une filmographie hétéroclite, donner la mesure de son talent avec les plus grands réalisateurs, d’abord avec Luchino Visconti dans Les Amants diaboliques (Ossessione, 1943). Et puis, il y a Anne Wiazemsky que Robert Bresson avait découverte deux ans plus tôt pour Au hasard Balthazar, la mère de Pier Paolo Pasolini dans le rôle d’une paysanne, et, pour une courte apparition, Ninetto Davoli, un ami de Pasolini, vu dans une quinzaine de ses films.

Un des premiers DVD édité par Carlotta Films, à l’automne 2002, fut Salò ou les 120 journées de Sodome, une marque de l’intérêt tout particulier porté par l’éditeur à Pier Paolo Pasolini, encore fortement appuyée par la sortie, fin 2022, du précieux coffret de six disques Pasolini 100 ans ! regroupant neuf films et plus de six heures de bonus.

Théorème a bénéficié d’une toute récente restauration de l’image et du son, opérée en 2022 par L’Immagine Ritrovata, après scan 4K du négatif original, sous la supervision du chef-opérateur Luca Bigazzi (La Grande bellezza, Paolo Sorrentino, 2013). Une réussite, sélectionnée à Venise en 2022 pour le Prix de la meilleure restauration qui fut attribué à La Marque du tueur (Koroshi no rakuin, Seijun Suzuki, 1987).

Théorème (98 minutes) et ses suppléments (157 minutes) tiennent sur un Blu-ray BD-50. Le film est aussi proposé sur un DVD-9 avec une partie des bonus (43 minutes). Les deux disques sont insérés dans les couvertures d’un Mediabook.

Le film est proposé dans sa version originale, en italien, et dans un doublage en anglais, un ajout pertinent, Pasolini ayant demandé aux acteurs de dire leurs dialogues en anglais pour qu’ils soient compris par Terence Stamp, dont le rôle était pourtant muet. Les deux versions sont au format DTS-HD Master Audio 2.0 mono, avec sous-titres français imposés.

Le Mediabook, un livre de 68 pages, illustré de nombreuses photos de plateau, écrit par Hervé Joubert Laurencin, professeur d’histoire du cinéma en université, spécialiste et traducteur de Pasolini, auteur de Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (Éditions de la transparence, 2012) et de Le Grand chant, Pasolini poète et cinéaste (Macula, 2022). « Une histoire très éloignée de la hargne vitaliste, de la sainteté ou de la pauvreté qui caractérisait jusque-là le cinéma de Pasolini ». 1. Pasolini avant et après Théorème retrace sa vie, « étroitement liée à son oeuvre (…) à ses réalisations, poèmes, dessins et tableaux, pièces de théâtre, romans et récits, scénarios pour les autres et films réalisés, jusqu’à sa magnifique critique littéraire, sa critique d’art et sa critique politique » Son penchant pour le cinéma s’affirme dès l’âge de 16 ans par l’écriture d’un premier scénario. Le thème de Théorème, centré sur la bourgeoisie, et un article diffamatoire de L’Espresso lui ont, dans l’agitation qui secoua l’Italie en 1968 et 1969, attiré quelques inimitiés à gauche. 2. La culture homosexuelle. Comme le roman Teorema, publié au moment de la sortie du film, « Théorème présente de manière évidente - mais non dite - un tableau de la séduction homosexuelle », ce que souligne l’attribution du rôle du père à Massimo Girotti, « une véritable icône gay en 1968 ». L’aveu par Pasolini de son homosexualité lui coûté la perte de son emploi d’enseignant et son exclusion du Parti communiste. 3. Théâtre, livre, film met en parallèle le livre et le film et leurs « personnages théâtraux ». 4. Traversée recherche la symbolique du « patron défroqué (…) courant sur les pentes de l’Etna », des larmes versées par Emilia, la servante, du passage du noir et blanc à la couleur et du « livre » (L’anneau du roi Salomon de Konrad Lorenz, les oeuvres complètes de Rimbaud, les Nouvelles de Tolstoï…). Le livre se referme sur l’appel lancé par Pier Paolo Pasolini au public de la XXIXe Mostra de Venise à quitter la salle sans voir le film, projeté contre sa volonté, sur un résumé de l’intrigue, sur ses fiches technique et artistique, ses lieux de tournage et sa distribution en salles.

Un parcours subtil de la vie et l’oeuvre de Pier Paolo Pasolini, des clés pour le décryptage de Théorème.

Sur le Blu-ray :

Interview de Pier Paolo Pasolini au moment de la sortie du film en France (1968, 1.33:1, noir et blanc, 3’, en français) Son film est une parabole dont l’explication reste ouverte, ressemblant un peu à Uccellacci e uccellini (Des oiseaux grands et petits, 1966). Bien reçu en France, il fut apprécié par certains, méprisé par les hypocrites en Italie.

Conversation avec Pier Paolo Pasolini après la sortie du film (Radio-Canada, 1969, 1.33:1, noir et blanc, 6’, en français). Il dit avoir appris le cinéma en réalisant son premier film, Accatone, ce qui lui a donné une forme d’ivresse et l’envie de continuer. « Le cinéma n’est pas une technique, c’est un art ». Il lutte contre « l’esprit bourgeois » et le capitalisme, mais respecte les « critiques intelligentes », évoque son prochain film, Porcile (Porcherie) et dit vouloir continuer à écrire.

Henri Chapier parle de Théorème (2006, repris de l’édition DVD par Carlotta Films, 1.33:1, couleurs, 25’). La projection a Venise a déclenché « un torrent d’insultes et d’applaudissements ». Théorème fut confronté en Italie au pouvoir des maires d’interdire un film troublant l’ordre public. Pour Henri Chapier, l’assassinat de Pasolini, la veille de la présentation de Salò ou les 120 journées de Sodome, pendant le weekend où il avait quitté Paris pour Rome avec un dossier sur la prostitution d’adolescents, est l’exécution d’un « contrat ». Il souligne le regard très cohérent de Pasolini sur la société dans une filmographie s’affranchissant des « règles du système ».

Entretien avec Pierre Kalfon, producteur (2006, repris de l’édition DVD par Carlotta Films, 1.78 :1, couleurs, 10’). Il voit en Théorème « la plus mystique des oeuvres d’art ». L’Italie était en 1966 « un pays coincé, figé ». Théorème, fut reconnu comme une oeuvre d’art par presque toute la presse, y compris par L’Osservatore Romano qui loua sa beauté… avant de demander qu’on le brûle ! Il eut un impact mondial sur la libéralisation de l’art.

Interview de Terence Stamp (2007, en anglais, sous-titré, 33’), conduit par Rossana Capitano à Londres. Appelé à Rome par Federico Fellini pour le sketch Toby Dammit d’Histoires extraordinaires, l’adaptation de trois nouvelles d’Edgar Allan Poe, il rencontra Silvana Mangano qui lui suggéra de se proposer à Pasolini pour le rôle du visiteur. La vision de Pasolini des années 60 était celle d’un monde ambigu, androgyne. Il ressent la frustration de n’avoir pas reçu un seul penny pour sa contribution au film, puis raconte sa traversée du désert, de 1969 à 1977, qui prit fin avec Superman (Richerd Donner, 1977) et Rencontres avec des hommes remarquables (Meetings with Remarkable Men, Peter Brook, 1979).

Pier Paolo Pasolini et la raison d’un rêve (Pier Paolo Pasolini e la ragione di un sogno), documentaire de 2002 de Laura Betti, coécrit avec Pasquale Plastino et coréalisé avec Paolo Costella (89’, image 4/3 au ratio 1.78:1, en italien avec sous-titres incrustés dans l’image). Ce précieux documentaire rassemble de nombreuses archives filmées dans lesquelles Pier Paolo précise ses vues sur lui-même, l’Italie, le marxisme et le capitalisme, le consumérisme, le moralisme, la religion, ses parents, l’homosexualité, la poésie, le théâtre, avec de longs développements sur sa conception du langage cinématographique… Le film est complété par des extraits de films, des archives filmées en Italie et ailleurs et le témoignage admiratif du sénateur et poète Paolo Volponi, fidèle ami de Pasolini.

Le DVD ne contient que les entretiens avec Henri Chapier et Pierre Kalfon.

L’image, au ratio d’origine de 1.85:1, après la restauration et le encodage opérés en 2022 au standard 1080p, AVC, est d’une étonnante qualité. Très stable et propre, lumineuse, agréablement contrastée, elle déploie, après un nouveau réétalonnage, des couleurs naturelles avec un rendu délicat des tons de peau, ainsi qu’une bonne définition, avec préservation du grain argentique.

Le son mono d’origine de la version italienne, réencodé au format DTS-HD Master Audio 2.0, a été débarrassé des bruits parasites causés par le temps, mais pas complètement du souffle, assez présent dans certaines scènes. Les dialogues sont restitués avec clarté, mais l’accompagnement musical, notamment les extraits du Requiem de Mozart, est affecté par quelques saturations, probablement un défaut de la source, impossible à corriger.

Ces observations s’appliquent à la version en anglais, toutefois légèrement moins claire.

Crédits images : © Aeton Film