Chers camarades ! (2020) : le test complet du Blu-ray

Le récit fidèle de la cruelle répression d’une grève déclenchée par l’annonce simultanée d’une baisse des salaires et d’une hausse des prix.

Novotcherkassk, une ville de province dans le sud de l’URSS. Lioudmila est une fonctionnaire farouchement dévouée au Parti Communiste. Sa fille Svetka, 18 ans, ouvrière dans l’usine locale de fabrication de locomotives, se joint à la grève du 1er juin 1962 déclenchée après l’annonce par la direction d’une baisse des salaires non négociable le jour même de la publication dans la Pravda d’un décret ordonnant une hausse des prix de la viande et des produits laitiers. Une répression brutale de la manifestation par l’armée et des snipers du KGB fait plusieurs morts. Svetka ne rentre pas à la maison le soir du 2 juin. Lioudmila part à sa recherche…

Chers camarades ! (Dorogie tovarishchi), sorti dans nos salles en septembre 2021, plusieurs fois récompensé, notamment par le Prix spécial du jury à Venise en 2020, est le 21ème long métrage d’Andrei Konchalovsky, revenu en Russie après une longue parenthèse à Hollywood où il réalisa huit films, de Maria’s Lovers (1984) à Le Cercle des intimes (The Inner Circle, 1991). Il est le frère de Nikita Mikhalkov, avec lequel il fut en compétition à Cannes : en 1987, son film Le Bayou sélectionné avec Les Yeux noirs (Oci ciornie), puis une seconde fois en 1994 avec Riaba ma poule (Kurochka Ryaba), sélectionné en même temps que Soleil trompeur (Utomlennye solntsem).

Chers camarades ! dont le scénario original, coécrit par le réalisateur et Elena Kiseleva qui a collaboré à l’écriture de trois autres de ses films, Les Nuits blanches du facteur (Belye nochi pochtalyona Alekseya Tryapitsyna, 2014), Paradis (Paradise, 2016) et Michel-Ange (Il Peccato, 2019), relate fidèlement le massacre de Novotcherkassk qui fera 29 morts et 84 blessés, donnera lieu, jusqu’à l’automne à 250 arrestations et à de nombreuses condamnations expéditives à des peines d’exil en Sibérie allant de 10 à 15 ans, et sept à la peine de mort, vite exécutées. Le réalisme du film est renforcé par le choix du noir et blanc et du ratio 1.33:1 rappelant le cinéma du début des années 60.

Chers camarades ! montre aussi que, selon la « vérité » officielle, rien ne s’est passé à Novotcherkassk les 1er et 2 juin 1962. Toute trace des événements a été effacée. Les flaques de sang séché sur la place principale résistant aux jets d’eau et aux balais furent immédiatement camouflées par une couche d’asphalte et un bal y fut organisé le soir même. Aucune mort ne fut recensée : les cadavres furent enterrés clandestinement dans des tombes existantes. Aucun blessé non plus : les visites dans les hôpitaux furent interdites et le personnel médical contraint de signer un engagement de garder le secret dont la violation pouvait exposer à la peine capitale.

- On vit en démocratie. - Démocratie ? Des alcooliques et de la racaille : les travailleurs, ça doit travailler !

Chers camarades ! tire une bonne partie de son intérêt d’une bonne idée du scénario : placer au milieu de ces événements trois personnages fictifs représentant trois générations : le grand-père, un ancien cosaque, confronté dans sa jeunesse à la violence bolchévique, Lioudmila, nostalgique du stalinisme, et sa fille Svetka dont la conscience politique s’est éveillée dans les années du « dégel » qui a suivi la déstalinisation et croit à l’instauration de la démocratie, à la liberté d’expression. Ce choix scénaristique permet de porter trois regards différents sur les événements qui resteront cachés sous une chape de plomb pendant trente ans. Celles et ceux qui connaissaient la vérité (pravda en russe) ne pouvaient en faire état sans s’exposer à de lourdes peines… tout comme aujourd’hui celles et ceux qui feraient allusion à une guerre contre l’Ukraine !

La distribution sert le récit. Venue du théâtre, Yuliya Vysotskaya, présente dans presque tous les plans, s’investit intensément dans le rôle de Lioudmila. Elle est accompagnée dans la quête de sa fille par Vladislav Komarov, surtout connu pour des séries, après une expérience des planches. Un grand nombre de figurants a permis une reconstitution crédible des manifestations.

Si l’on met entre parenthèses quelques films hollywoodiens qu’il ne tient pas en grande estime, comme Tango & Cash, Andrei Konchalovsky s’est imposé comme un grand réalisateur indépendant. Pourtant, certains de ses films majeurs restent inexplicablement absents de nos catalogues vidéo, au premier rang desquels Sibériade (Sibiriada, 1979), une imposante fresque retraçant la vie dans un village sibérien au long du XXe siècle, une réussite comparable à celle de Heimat (Heimat - Eine deutsche Chronik, 1984), l’histoire d’un village de Rhénanie de 1919 à 1982 racontée par Edgar Reitz.

Chers camarades ! (120 minutes) et ses suppléments (50 minutes) tiennent sur un Blu-ray BD-50 logé dans un boîtier glissé dans un fourreau.

Le menu animé et musical propose le film avec

Présentation du film par Joël Chapron, spécialiste du cinéma soviétique (8’). Andrei Konchalovsky, né en 1937 dans un milieu aisé, a eu « trois vies cinématographiques ». Tout commence en URSS, auprès d’Andreï Tarkovski avec lequel il a écrit le scénario de L’Enfance d’Ivan (Ivanovo detstvo, 1962), Lion d’or à Venise, et d’Andreï Roublev (Strasti po Andreyu, 1969). Il se lance dans la mise en scène avec Le Premier maître (Pervyy uchitel, 1965), le premier d’une série de films qui se terminera en 1979 par un immense projet, Sibériade, qui le révèle à Hollywood où il entame une seconde phase de sa carrière avec Maria’s Lovers et Runaway Train. Puis il revient en URSS au moment de la perestroïka pour y tourner en 1991 Le Cercle des intimes (The Inner Circle), l’histoire du projectionniste de Staline. Chers camarades ! évite tout manichéisme, laissant au spectateur le soin d’apprécier la situation.

Entretien avec François-Xavier Nérard, historien (42’, La Bête lumineuse, 2021). Universitaire, historien spécialiste de l’URSS, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Cinq pour cent de vérité, la dénonciation dans l’URSS de Staline (Tallandier, 2004). Le rappel des faits confirme le respect par le scénario de la réalité historique d’événements dissimulés par le pouvoir. Fin juin 1962, Paris Presse l’Intransigeant fait pourtant état d’une grève qui a réussi, sans mentionner la répression et, en 1973, Alexandre Soljenitsyne, dans L’Archipel du Goulag, relate les événements qu’il considère comme la marque d’un tournant dans l’histoire de l’URSS. Ils ne seront publiés dans la presse locale qu’en mai 1989, un premier pas vers la recherche d’une vérité qui ne sera officiellement admise qu’en 1992, avec l’exhumation des victimes, à l’exception des sept condamnés à mort dont les restes ne seront jamais retrouvés. Il est, encore aujourd’hui, difficile de savoir qui a donné l’ordre de tirer, l’armée ou, comme le suggère le film, le KGB. La déstalinisation lancée en 1956 et la dénonciation des erreurs passées du pouvoir entraînent un certain dégel et des manifestations, notamment sur les prix et les salaires, déclenchées par une orientation vers une économie « réelle », mais vite matées. Les prix avaient auparavant un seul sens politique, ce qui permettait à Staline d’en annoncer, chaque printemps, une baisse importante. Les dernières grèves en URSS, remontant à 1932, furent sévèrement brisées, bien que le principe de la fit soit glorifié en tant qu’acte de bravoure contre le capitalisme. La représentation de trois générations dans le film permet de souligner la complexité des rapports à l’autorité pendant la période poststalinienne. Un passionnant entretien, conduit par Natacha Missoffe et India Gibey.

L’intérêt des deux compléments, occasionnellement redondants, n’efface pas la petite frustration tenant à l’absence d’une analyse de la réalisation par un critique de cinéma.

Bande-annonce (1’37”).

L’image numérique (1.33:1, 1080p, AVC), très finement résolue, avec des blancs lumineux et des noirs denses, propose un dégradé de gris soigneusement étalonné, assurant une parfaite lisibilité dans toutes les conditions d’éclairage.

Le son DTS-HD Master Audio 5.1 (avec une option stéréo pour les installations basiques) restitue clairement les dialogues. Et une répartition équilibrée du signal sur les cinq canaux crée une sensation réaliste d’immersion dans l’ambiance, cohérente avec le ratio compact de l’image.

Crédits images : © SASHA GUSOV